J’ai la chance d’être curieuse de tout. Je peux m’intéresser aussi bien au cinéma Coréen qu’au jeu des rapports humains dans Koh-Lanta, j’aime observer les gens dans le métro et écouter des émissions scientifiques, et j’emmagasine plein d’informations originales et pas forcément utiles (les espèces de marmottes les moins sociables sont celles qui vivent le plus longtemps, les ballons de baudruches se coupent en deux parties quand ils sont éclatés par une aiguille mais en de nombreux morceaux quand ils explosent à cause d’un surgonflage, la police d’écriture Garamond, que vous lisez en ce moment, est celle qui est la moins gourmande en encre à l’impression…) Cette disposition d’esprit est une chance : je m’ennuie rarement, je trouve toujours quelque chose à regarder. Il faut juste que je ne reste pas trop longtemps au même endroit, que je ne fasse pas indéfiniment la même chose. C’est une des raisons pour lesquelles travailler comme monteuse me passionne : je ne fais jamais la même chose trop longtemps, et j’apprends beaucoup sur chaque sujet.
Cette disposition d’esprit m’est très utile quand je fais des travaux « alimentaires » : des montages, principalement pour la télévision, pour des émissions qui ne m’intéresseraient pas forcément comme spectatrice. J’ai travaillé entre autres pour une émission de décoration, pour une autre sur une grande chaine qui traite de voiture et de moteurs, pour la chaine YouTube de L’Oréal, pour de l’institutionnel… Cela ne m’arrive pas souvent car c’est moins mon univers que le cinéma, et on pense peu à moi pour ces choses-là, mais je m’y amuse car je prends ça comme un grand jeu dont je découvrirais les règles peu à peu.
À là recherche de la mise en scène
Si je peux, je m’organise toujours de la même manière : d’abord un long dérushage, histoire de laisser monter des associations d’idées, aussi bien sur papier que sur l’ordinateur, avec rangements dans différents dossiers, marques sur le plan, organisation des rushes par « sélections » thématique sur des timelines… L’idée est que plus je vais classer les rushes, les regarder, les marquer, plus je vais les connaître et pouvoir les maîtriser. Je les retrouverai facilement aussi, et surtout cela va permettre à mon cerveau de créer naturellement des associations entre les plans. J’éprouve toujours beaucoup de plaisir à découvrir des rushes, comme si j’entrais dans un lieu inconnu. Une chose que j’y recherche c’est la mise en scène. Sur ce type de projets elle est souvent très classique, parfois transparente, mais j’essaye de comprendre ce qu’il y avait dans la tête de ceux qui tournaient, comment l’équipe s’est dit que les rushes seraient montés. C’est particulièrement utile quand je dois travailler seule. Je me souviens qu’à la Fémis, lors des premiers exercices de montage, je me sentais perdue de ne pas savoir ce que le réalisateur avait voulu faire. Je l’avais expliqué à Sabine Mamou, l’une de nos premières intervenantes, et elle m’avait répondu « mais ce que le réalisateur voulait faire, il l’a fait. Vous l’avez là, ce sont les rushes ! » Par exemple, sur le spot pour 52, le tournage de Marseille, en très mauvaise qualité d’image, avait une très bonne énergie, j’avais envie de suivre ces filles rigolotes et pleines de vie ; le tournage de Paris avait produit des plans plus « cadrés », et suivait toute la préparation. Enfin celui de Lyon avait veillé à faire des plans larges permettant de bien voir les lieux. Je savais donc dès le départ que je devrais croiser ces différents points de vue sur l’action filmée, dans quel sens irait le montage, où chercher s’il manquait tel ou tel aspect.
Mais sur les émissions de télévision, il y a souvent plusieurs monteurs. Il m’arrive de reprendre un montage déjà débuté, de commencer pour qu’un autre finisse, de récupérer les sélections que je n’ai pas faites. Je n’aime pas trop ce type de configurations, car même s’il s’agit d’un travail « alimentaire », je veux pouvoir suivre le montage du début à la fin. Quand c’est quelqu’un d’autre que je ne vais pas rencontrer qui a effectué le dérushage, je dois me couler dans son point de vue sans trop savoir ce qu’il a voulu, sans nécessairement voir ce qu’il a réellement vu dans ces rushes, trouver de nouvelles manières de les connaître.
Une fois le dérushage effectué je prends un moment pour bâtir le plan du montage, sur papier ou en effectuant un ours, puis je passe au montage proprement dit. Par exemple pour l’association 52, j’avais décidé de travailler pendant quatre heures (c’est un travail que j’ai fait bénévolement parce que le message du spot m’intéressait.) J’ai ainsi passé deux heures à dérusher, et à classer les différentes actions que je voyais dans les tournages, puis une heure pour un premier montage envoyé via internet à la personne avec qui j’étais en contact dans l’association, et j’ai effectué les corrections sur le temps restant. La moitié du temps a donc été consacrée au dérushage, ce qui fait que le montage allait d’autant plus vite, et pour la deuxième version il était facile de trouver les plans pour faire les corrections qu’on me demandait.
Un peu d’humain
Quand je suis sur ce genre de commandes, je vais toujours avoir du plaisir à trouver de la beauté dans un geste, dans un grain de peau. J’aime beaucoup trouver les moments où je sens une personnalité, un regard. Je crois que cela me vient de mon travail en fiction : je considère les ceux qui interviennent dans ces émissions comme des « personnages » ; je m’attache à ce qui, dans leurs gestes, dans leur voix, me donne l’idée de leurs vies hors caméra. Je ressentais par exemple cela pour les jeunes colleuse d’affiches de Marseille dans le spot pour 52 : j’imaginais leur caractère, ce qu’elles disaient en sautillant pour brosser la colle tout en haut, je me demandais depuis quand l’une d’elle a les cheveux bleus…
Il m’arrive parfois de défendre, auprès de la production, du journaliste ou du réalisateur avec qui je travaille, de petites choses un peu inutiles par rapports aux informations données : un grain de peau, une petite faute de français mignonne, un accent. Des choses qui sortent un tout petit peu des clous, qui ramènent de l’humain dans le projet. Mais je sais que cela doit quand même s’intégrer à l’ensemble. Il faut rester dans le cadre de la commande, dans les lignes généralement tracées, parce que sinon, si le montage final est trop long, ce sont ces petits détails qu’on supprimera en premier. Tout comme il faut respecter certains codes en télévision (par exemple, il est usuel que les musiques s’y terminent en fondu sonore, les faire finir en cut comme on peut le faire en cinéma se tente, mais ça surprendra toujours). Dans ce genre de travaux très cadrés, il ne faut pas aller contre les règles du jeu, mais les respecter tout en tenter d’utiliser au maximum leurs possibilités.
Bien sûr ces exercices peuvent être très frustrants (pas de possibilité de trop sortir des clous, habillages ou musiques imposés, peu de travail visiblement « artistique ») mais, en dehors de l’aspect financier et de ma curiosité à découvrir d’autres modes de travail, j’apprécie de monter une commande de ce type une fois de temps en temps, pas trop souvent tout de même pour éviter d’y « formater » mes manières de monter. J’aime voir si je peux me couler dans ses règles tout en cherchant toujours à garder mes méthodes de travail, en m’amusant à faire toujours marcher mon intuition, en essayant de garder mon regard, et donc mon plaisir de monteuse.
Illustration : une capture de ma fenêtre FCPX (oui, je l’utilise et je l’aime bien !) lors du montage pour l’association 52.