Des films que j’ai vus ces derniers mois, celui qui m’a le plus impressionnée est le dernier film de Hong Sang-Soo, Le Jour d’après, sorti en juin dernier. Aussi bien ce qu’il raconte, un événement minuscule mais qui aura énormément d’importance pour celle qui le vit, que sa forme, qui joue avec les associations d’idée et montre ce que les personnages se remémorent, m’ont énormément touchée et m’ont amenée à réfléchir sur la manière dont on joue, dans un film, avec l’attente du spectateur.
Des films où il ne se passe « rien »
En 1992 était sorti en France un film de Rudolf Thome intitulé Le Coup de foudre. A Berlin, après la chute du mur, un allemand de l’Est rencontre une allemande de l’Ouest. Ils éprouvent l’un pour l’autre le coup de foudre du titre. Il est veuf avec deux enfants, elle est divorcée avec un petit garçon. Il n’a pas le téléphone, mais il lui donne son adresse et ils parviennent à se revoir. Leurs enfants s’entendent bien. On pourrait imaginer qu’il va y avoir des problèmes avec son ex-mari à elle, ou alors avec leurs familles, mais non et les parents de la jeune femme lui prêtent même de l’argent pour qu’ils achètent une maison où vivre tous ensemble. A la fin ils partent en vacances en camping-car.
C’est un film où il ne se passe pas grand chose, vraiment pas. Pourtant, en le regardant, je ressentais un suspense intense. Parce que ce film jouait sur mes attentes de spectatrice des année 1990. Je savais que dans les films ça ne se passe jamais aussi bien. Je m’attendais à des obstacles, à quelque chose de grave, parce que c’est ce qui arrive dans les films, on ne fait pas des scénarios où les gens se rencontrent, sont heureux et partent en vacances en camping-car, ça n’arrive jamais… J’étais surprise que les personnages ne se disputent pas, qu’ils ne regrettent pas de s’être engagés aussi vite, qu’il n’y ait pas de problème avec leur entourage… La simplicité de l’histoire, sa linéarité, son bonheur tellement ordinaire en faisaient quelque chose de surprenant tout au long du film, j’attendais toujours un « événement » et le fait qu’il n’y en ait pas déjouait mon attente et finalement me plaisait plus que « l’action » à laquelle je m’attendais. ». (Un ami, étudiant à la Fémis en scénario à qui j’avais raconté ce film, m’a dit « Mais, c’est tout ce qu’on nous dit de ne pas faire quand on écrit ! »)
Les espoirs du spectateur
J’ai repensé au Le Coup de foudre lorsque j’ai vu Le Jour d’après de Hong Sang-Soo. C’est un film qui fonctionne pleinement sur l’intrigue que le spectateur, celui de 2017, celui qui a vu de nombreux films, imagine. Areum, une très jeune femme, sans doute étudiante en lettres, vient travailler pour son premier jour comme assistante dans une petite maison d’édition. Son patron, Bongwan, est aussi un critique littéraire pour lequel elle a une admiration immense. Il est marié avec une femme qui commence à le soupçonner de la tromper. En réalité, son assistante précédente avec qui il entretenait une liaison l’a quitté deux mois auparavant. Il était très amoureux, il est ne se remet pas de cette rupture. Au terme de cette journée, l’ancienne assistante reviendra et récupérera à la fois son amant et son poste. Areum partira, après une scène de discussion avec les deux amants où elle finira par dire vouloir sortir de « ce merdier », ce mauvais vaudeville dans lequel est tombée. Un an plus tard elle reviendra saluer son ancien patron, qui en la voyant n’aura d’abord aucun souvenir d’elle.
Ce qui se joue durant cette simple journée, tandis qu’Areum et Bongwan travaillent ensemble, mangent ensemble, qu’il la questionne sur sa famille (sur la mort de son père, celle de sa sœur qui est encore douloureuse pour elle), qu’il doit la défendre contre sa femme qui la prend pour la maîtresse de son mari, c’est à la fois l’espoir de la jeune femme (on sent bien qu’elle s’imagine une histoire d’amour avec Bongwan) mais aussi celui du spectateur. J’ai vu d’autres films, je sais bien que lorsqu’un personnage féminin rencontre un personnage masculin, ils vont tomber amoureux, ou au moins l’un des deux va aimer l’autre, suffisamment pour que cela fasse une histoire véritable. Parce que c’est comme ça dans les films. Alors tout comme Areum, je vais être frustrée de cette histoire d’amour avec Bongwan que j’ai imaginé moi aussi. J’aurais espéré avec elle au long de la journée, vu des signes réels de rapprochement entre eux, pour finir par comprendre que voilà, c’est fini, si tôt, avant même d’avoir débuté, et qu’elle a bien raison de s’extraire de « ce merdier », de la vie sordide de Bongwan coincé entre sa femme et sa maîtresse, tellement cliché, tellement lamentable (au point que je m’étonne qu’on nous présente sa maîtresse bourrée en train de le traiter de lâche dans la bande annonce, une scène si sordide que je ne la supporte dans le film qu’en comparaison du déjeuner, dans le même restaurant, avec la sobre Areum et la discussion avec son patron sur la nécessité de Dieu dans une vie.)
La matière de la réalité
Si j’ai cru à ce point que l’histoire que j’ai inventée allait avenir, c’est aussi parce que le film montre de manière tangible ce dont les personnages se souviennent (si leurs souvenirs, ce qui est dans leur tête apparaissent à l’image, pourquoi est-ce que ce que j’imagine, moi, ne finirait pas par apparaître aussi ?) Lors de son trajet vers son travail, Bongwan revoit les moments où il passait par les mêmes endroits avec sa maîtresse. Quand Areum sort de la pièce, c’est cette ancienne assistante qu’il voit rentrer. Ce sentiment qu’on a tous vécu d’être assailli de souvenirs lors d’une rupture, d’être envahi de scènes aussi concrètes que nos vies réelles, est rendu en filmant le passé de Bongwan de la même façon que le présent, avec les mêmes valeurs de plan, dans des lumières unifiées par le noir et blanc du film. Le présent est fait de la même matière que le souvenir, ils ont donc la même réalité.
La matière du film, ce sont des plan-séquences et des cadres assez larges. Les discussions sont souvent de profil autour d’une table avec parfois la caméra qui va et vient de l’un à l’autre. Filmer des personnages, c’est filmer la distance qui les sépare… C’est dans cette distance, dans ce vide entre eux, que peuvent se projeter les sentiments d’Areum et les espoirs de fiction des spectateurs. D’ailleurs, avant de partir définitivement, la jeune femme emmène avec elle, comme une compensation, beaucoup de livres de la maison d’édition dans un grand sac. J’imagine qu’il s’agit de livres de fictions, que ce qu’elle emporte, c’est la fiction, la possibilité d’une histoire, celle du rêve, de la beauté, ce qu’elle avait imaginé.
Le présent
Avant qu’Areum parte, au moment où elle comme nous savons que tout est fini, une séquence vient s’intercaler, qui montre un moment de la journée où elle travaillait avec Bongwan, la complicité naissante entre eux, et qui nous confirme que oui, ça aurait pu advenir, puisque nous le voyons aussi vrai que tout ce qui est arrivé dans le film… Le cinéma, c’est l’art du présent. Tout ce qui arrive dans un film est au présent, ce n’est qu’aux collures entre les séquences qu’on comprend qu’on a fait un bond en arrière ou en avant dans le temps. Quand le film revient au moment où Areum travaillait avec Bongwan, la tristesse d’avoir perdu cette histoire espérée est aussi forte le plaisir de les revoir travailler ensemble.
Un an après, lorsqu’elle reviendra voir Bongwan, Areum racontera qu’elle écrit maintenant tous les jours. Cette rencontre avec lui l’a sans doute confortée dans son désir d’écrire. A l’inverse, cette journée n’aura été sans doute que peu de choses dans la vie de Bongwan. Dans une séquence particulièrement cruelle, il lui repose les questions sur sa famille qu’il lui avait posées un an avant, la faisant à nouveau parler des morts de son père et de sa sœur. Cette séquence est dure pour Areum et difficile pour le spectateur qui ne comprend pas pourquoi on revient au début du film, pourquoi les mêmes questions qui avaient fini par faire pleurer Areum lui sont posées à nouveau. On a encore la sensation d’un présent qui revient, mais un présent douloureux et dont la répétition renforce la douleur. Puis Bongwan finit par demander « dans quel bar » ils se sont rencontrés et elle comprend, tout comme nous, qu’il l’a oubliée. Se souvenant finalement d’elle, il lui offrira un livre avant qu’elle parte, qu’elle quitte définitivement ce lieu maintenant sans avenir pour elle.
Si Le Jour d’après m’a fait une si forte impression c’est parce qu’il raconte d’une manière extrêmement juste un événement minuscule qui peut avoir une immense importance dans une vie, quelque chose qu’on a tous éprouvé mais qu’on n’oserait pas raconter même à sa meilleure amie, ce moment où sur une rencontre on imagine que notre vie va changer et où on se rend compte que non, pas du tout. Il pose une question toute simple : « est-ce que nous avons autant compté dans la vie de ceux qui ont été une vraie rencontre pour nous qu’ils ont compté dans la nôtre ? » dont la réponse est parfois vertigineuse. Et si ce filma compté pour moi, c’est aussi qu’en tant que monteuse, il m’a nourrie. Même si le réalisateur assure que la version finale est l’ordre du scénario, ces sauts dans le temps sont des choses que je peux utiliser dans un montage, notamment parce qu’ils ne sont pas gratuits, car ils sont liés à ce que ressentent non seulement les personnages, mais aux espoirs et à l’imagination du spectateur.
PS : L’idée que « filmer des personnages, c’est filmer la distance qui les sépare » me semble venir d’André Téchiné qui, habitué au CinémaScope, a dû tourner pour des raisons de production en 1:66 son film Les Roseaux sauvages. Il s’est inquiété, en apprenant cette contrainte, qu’il n’y ait pas assez d’espace entre les personnages et qu’il ne puisse filmer « la distance qui les sépare. » (source)