Au montage on arrive toujours à se débrouiller. Ou du moins j’aime à le croire. A partir du moment où il y a un regard, à partir du moment où les plans tournés ont été pensés, choisis par un réalisateur. A partir du moment où c’est cadré, aussi.
Le plan mastère
J’ai un jour discuté à Paris 8 avec une intervenante image qui me parlait de l’obsession qu’ont ses élèves de commencer par « faire un plan master. » En gros, ils veulent tourner un plan avec tous les personnages et toute l’action en sécu, puis, une fois que c’est fait, faire d’autres plans pour pouvoir monter. Sauf que ce mastère, comme ils disent, et je l’ai déjà vu dans une autre formation ailleurs, c’est souvent un lasso bien trop large qui n’a aucune prise sur l’action. Comme s’il suffisait pour faire ce mastère d’avoir les personnages dans le cadre, peu importe la composition du plan, un peu comme de la vidéo surveillance. Ça donne des plans où on voit tout et où on ne regarde rien, qui englobent toute l’action et où rien ne se passe car rien n’est montré. C’est très difficile à décrire : c’est de l’image qui n’est pas un plan. On a des éléments devant soi mais ils ne composent pas une image. Je crois qu’on ne peut pas l’imaginer tant qu’on ne l’a pas vu. Et il est très dur de faire comprendre à des étudiants que ce qu’ils y voient, personne ne le verra parce qu’eux même ne l’ont pas regardé.
Je me souviens d’une rencontre à la Fémis avec Jerzy Skolimowski où il expliquait qu’ayant fait ses études à Lodz, où la pellicule était rare, il avait l’habitude de ne tourner que ce qui était nécessaire à son découpage. Et qu’en arrivant aux USA, on s’inquiétait qu’il ne tourne jamais de plan master de ses séquences. Il répondait qu’à l’école il avait loupé le cours sur le plan master et qu’il ne comprenait pas ce qu’on lui demandait. Il nous disait « Alors ne manquez pas le cours sur le plan master ! » Pour le coup, il avait peut-être tort. Je pense que cette habitude vient d’une certaine façon de filmer la fiction, peut-être de la télé. On veut éviter qu’une part de l’action ne soit pas visible, qu’elle n’ait pas été tournée, mais sans expérience on oublie qu’un plan doit raconter quelque chose et doit être composé. S’il n’y a pas un désir, une envie, si on ne le tourne pas parce qu’on espère qu’il sera dans le film et non pour « se couvrir », ce plan ne servira à rien en montage. En cours de montage, j’ai quelques fois demandé à des réalisateur pourquoi ils avait tourné un plan que je n’arrivais pas à insérer, un plan un peu « mou », dont on sent qu’il n’est pas tourné avec la même envie que le reste. La réponse est souvent « On l’a tourné pour se couvrir, il n’était pas dans mon découpage. » Et en général, le film survit très bien sans ce plan... Est-ce que ça vaut la peine de se couvrir avec un manteau plein de trous et mal coupé ? De se couvrir avec quatre lourds manteaux qui vous empêchent de respirer quand il fait beau ? Ou est-ce que « se couvrir », ce n’est pas simplement mettre le bon manteau quand il fait froid et juste une veste quand il fait un peu plus chaud ?
Trop de gros plans tue le gros plan
A l’inverse, un de mes amis me disait que le problème, aujourd’hui, ce ne sont pas les plans larges mais l’overdose de gros plans dans certains films. Ce qui n’est pas faux. Parmi les films d’auteur, on trouve des œuvres qui donnent l’impression d’être tournées entièrement à quinze centimètres du visage des acteurs. Cela peut venir d’une volonté stylistique, celle de se trouver au plus près de personnages, mais aussi de l’influence des écrans de plus en plus petits sur lesquels sont visionnés les films : on a envie qu’un visage, facilement lisible, occupe tout le cadre, plutôt qu’un plan d’ensemble dont les détails se noient dans les pixels. Et puis cela peut venir aussi de problèmes matériels : sur des films sous-financés, on tourne souvent en décors naturels, dans de petits appartements qui ne permettent pas le recul suffisant pour réaliser de vrais plans d’ensemble. Ou encore, certains outils utilisés aujourd’hui, comme le 5D avec ses objectifs de base, ne sont pas toujours très bons pour les plans larges. (Un réalisateur que je connais me confiait récemment que sur son film autoproduit, il avait peu de plans larges, précisément à cause des mauvais objectifs qu’il avait pour ce type de plans.)
Ce filmage en plans toujours à la même valeur finit par tuer tout effet de surprise : si on a toujours le même type de cadre, il n’y a plus de plans dont la proximité ou la distance nous surprenne. Et le recours systématique au filmage « au plus près des personnages » peut générer un sentiment d’étouffement pas forcément bon pour le film. Je me suis déjà retrouvée, au montage, à chercher désespérément un plan un peu plus large à mettre dans une séquence (Est-ce qu’on ne peut pas utiliser un plan tourné au même endroit pour une autre séquence ? Est-ce qu’on n’a pas un plan de l’extérieur du bâtiment pour amorcer la séquence ? Ou d’un trajet entre les lieux ?) juste histoire de souffler, de faire quelques pas en arrière, parce que trop de gros plans tue le gros plan...
Je suis restée à l’inverse fascinée par une scène de Vous ne l’emporterez pas avec vous de Franck Capra. C’est la séquence qui, alors qu’elle n’arrive qu’à 18 minutes du début, présente enfin le couple d’amoureux de l’histoire : Tony Kirby, incarné par le jeune premier James Stewart, fils d’un riche marchand d’armes, et sa secrétaire, Alice Sycamore (Jean Arthur) issue de la famille Vanderhof, une troupe de doux-dingues et d’artistes qui refusent de vendre leur maison à l’entreprise du père de Tony (il veut acheter tous les terrains qui entourent les usines de son principal concurrent pour l’empêcher de livrer et faire mourir son entreprise.)
Précédemment, Capra a montré les bureaux du magnat Kirby, où apparaissait brièvement Tony ; puis ceux de son agent immobilier qui tente de racheter la demeure des Vanderhof et où le grand-père d’Alice est venu refuser une nouvelle fois l’énorme prix proposé. Enfin, dans une séquence de comédie très vive, la maison Vanderhof a été présentée, ses habitants arrivant les uns après les autres pour le déjeuner. Dans ces séquences les plans étaient souvent larges : le spectateur doit percevoir d’une part la magnificence des bureaux, le passage de nombreux figurants qui prouvent l’activité économique et, d’autre part, chez les Vanderhof, la décoration de la maison, les rapport entre les nombreux personnages, les allées et venues entre la cuisine, le salon et l’entrée (la sœur d’Alice, danseuse, ne se déplace qu’en entrechats)… Des plans d’ensemble ou de demi-ensemble pour montrer les lieux, les personnages, et puis quelques plans plus serrés quand on suit une action particulière.
Juste l’essentiel
Mais soudain, alors qu’on n’a pas encore vu Alice dans le film et à peine Tony, ils nous apparaissent en plan très serré, ils se tiennent les mains, se disent des mots d’amour. Dans ce format 1,66:1 assez peu large, le plan ne contient que leurs deux visages et à peine une partie de leurs poitrines. On ne sait pas tout de suite où ils sont, si ce n’est que la sonnerie du téléphone proche d’Alice nous précise que nous sommes dans un bureau. Pour ne pas qu’ils se lâchent les mains, Alice va d’ailleurs s’amuser à décrocher le combiné avec la bouche. La séquence est formée d’une série de quelques plans où chaque cadre ne montre rien de plus que ce qui est utile pour comprendre l’action, comme si on devrait resserrer au maximum à chaque fois. Pas de plan d’ensemble pour nous informer de ce à quoi ressemble le bureau de secrétaire d’Alice. Ici elle est l’amoureuse de Tony Kirby, et nous n’avons besoin dans l’image que de ce qui nous prouve cet amour…
Quand j’ai découvert cette séquence elle m’a sidérée. J’étais soudain proche des personnages, comme si je pouvais sentir leur souffle, toucher leur peau. J’avais l’impression de n’avoir pas ressenti cette proximité depuis longtemps dans un film, même récent, même moderne, même tout en gros plans. Cette manière qu’a le film de dire « je ne montre que l’essentiel, de quoi d’autre auriez-vous besoin ? » Une proximité qui n’est pas un effet de style mais ne nait que de la nécessité, à de moment-là, de raconter par l’image et par le cadre l’amour de ces deux personnages.
J’ai voulu revoir cette séquence il y a peu. Elle ne m’a pas du tout fait le même effet. Aucune magie, aucune proximité, plus rien de la sidération de la première vision. Je la trouvais beaucoup moins bonne que dans mon souvenir. C’était incompréhensible. Alors pour en avoir le cœur net, j’ai revu tout le début du film jusqu’à cette séquence. Là, l’émerveillement est revenu.
On nous dit toujours qu’il faut prévoir, au tournage, des plans serrés et des plans larges. Mais un plan n’est pas « sérré » dans l’absolu : dans un film constitué principalement de gros plans, il n’y a plus d’échelle de valeur, tous les plans ont la même. Cette séquence de Vous ne l’emporterez pas avec vous a des plans bien moins serrés que beaucoup de films contemporains, pourtant l’effet de proximité qu’elle crée est plus fort, parce qu’elle est entourée de séquences plus larges, parce que c’est la première fois que, dès le premier plan d’une séquence, on s’approche aussi près de personnages. Parce qu’à force de choisir le cadre exact pour chaque action qu’il montre au lieu de vouloir imposer une forme générale à son film, Capra arrive à faire ressentir un moment de proximité exceptionnelle, précisément parce que dans son film, il est montré d’une manière unique.