Film de Pol Cruchten, image Jerzy Palacz, montage Dominique Galliéni.
Quand je vois un film, j’ai envie qu’il me dise des choses qui seraient impossibles à transmettre par des mots, dans un livre ou au théâtre : si je vais au cinéma, je veux qu’il y ait du cinéma. J’ai vu deux fois La Supplication de Pol Crutchen en festivals, film qui sort le 23 novembre 2016. Et ce qui m’a conquise, c’est que c’est une œuvre qui aborde un sujet fort tout en montrant une vraie recherche formelle, ce qui n’arrive pas si souvent. Elle ne se limite ainsi pas à dire « le sujet est immense, je n’ai pas besoin faire grand chose pour impressionner ou toucher le spectateur. » Et elle ne tombe pas dans la virtuosité, dans la recherche gratuite de complications formelles qui servent parfois à cacher un manque d’idées sur le fond.
Le sujet est celui de la catastrophe de Tchernobyl et de ce qui advient des vivants après qu’elle a eu lieu (le sous-titre du film est « Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse. ») C’est l’adaptation du livre éponyme de la prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch. Une suite de récits, à la première personne, de ceux qui ont été touchées par la catastrophe et sont vivants (même si parfois ils mourront bientôt) : la jeune femme qui a perdu son mari, le chercheur qui savait comment limiter les effets de la catastrophe mais qu’on n’a pas voulu écouter, le père qui a perdu sa fille, l’enfant dont tant d’amis sont morts et qui mourra lui-même d’ici peu…
Plaisir
J’ai eu du plaisir à voir ce film. Bien sûr, ce qui y est dit est terrible. J’ai été horrifiée de certains récits, et politiquement scandalisée par les faits racontés. Mais j’ai éprouvé un vrai plaisir de cinéma. Cela tout d’abord à cause du travail sur l’image et le son qui rendent incroyablement présent et même sensuel ce qui nous est montré. L’image est précise, riche, on distingue le grain de la peau des personnages ; il m’est arrivé de pouvoir sentir sous mes doigts la mèche de cheveux d’une petite fille que je voyais à l’écran. Le son donne la sensation de l’espace, de la ville, du silence, l’écho d’un cri lointain… Dans le début du film, l’actrice Dinara Droukarova marche dans un champ de hautes fleurs. Je sentais le soleil sur sa peau, la lumière d’une fin d’après-midi d’été, l’odeur que peut avoir un champ à ce moment, le contact des fleurs hautes sur mes bras et mes mains…
C’est une chose qu’un film ait un beau son, une belle photo. Mais ici ce n’est pas gratuit. Ça participe de l’effet de réel et de proximité du film. Je sens que je pourrais faire partie de ces personnes qui racontent les effets destructeurs de Tchernobyl sur leur vie, leurs visages sont aussi réels que le mien, ils sont présents en face de moi. En particulier les enfants qui regardent la caméra, qui me fixent : je lis dans leurs yeux le reproche muet adressé aux adultes, moi y compris, je lis quelque chose comme « Qu’est-ce que vous avez fichu ? Pourquoi dois-je souffrir à ce point de votre inconséquence ? Pourquoi est-ce ma vie, mon corps, qui doivent être détruits ? » Le reproche de leurs vies gâchées, violentées, dévastées avant même d’avoir débuté. Et auquel je ne sais quoi répondre.
Les personnages ne s’expriment jamais en in. Leurs récits sont montés en voix off sur les images où des acteurs silencieux les incarnent, avec des voix différentes pour chaque personnage. Le générique nous apprend d’ailleurs que ce sont le plus souvent d’autres acteurs qui incarnent à l’image ceux dont on entend la voix. Si je n’aime pas l’expression « film de montage » (un film en champ/contrechamp c’est aussi du montage) ni l’idée qu’on puisse juger du travail d’un monteur sans avoir vu les rushes, je trouve le montage de La Supplication particulièrement riche. Le rapport entre l’image et le texte, entre ce qui est vu et ce qui est entendu peut être très direct, ou au contraire jouer sur des associations d’idées. Il y a des images oniriques (une petite fille morte allongée à l’extérieur sur la porte de sa maison, une homme nu sur le sol à l’extérieur quand sa veuve parle de son agonie… Certaines de ces images sont d’ailleurs reprises dans la bande annonce du film) d’autres qui illustrent directement ce qui est dit, et aussi des images que mon esprit va relier à ce que j’entends en faisant un travail : par exemple des lieux vides où je vais imaginer les événements qu’on me raconte.
Ce type de montage participe de mon plaisir de spectatrice car je suis incitée à ajouter à ce qu’on me montre les images ou les réflexions qui me viennent. Par exemple, il y a un texte qui parle de la manière dont les liquidateurs (des hommes qui ont dû nettoyer les déchets radioactifs à la pelle) ont été irradiés sur le toit de la centrale, n’ayant que des tabliers pour se protéger des radiations qui là venaient du sol. Sur ce texte sont montrées des statues à la gloire de ces liquidateurs, avec des plans sur leurs jambes. Et je me dis qu’on leur a élevé des statues alors qu’on n’a même pas pu leur offrir, sur le moment, la possibilité de se protéger correctement… Je peux aussi imaginer la mère qui lutte pour obtenir que l’État reconnaisse sa responsabilité dans les malformations dont souffre sa fille, je n’ai besoin que de voir des lieux qui représentent la bureaucratie soviétique pour voir la scène, plus précisément que si on me la reconstituait, parce que je ressens alors ce que ressent cette femme, parce que je peux m’imaginer dans ce lieu, avec elle. Le plaisir que j’ai à voir ce film est qu’il n’a pas la prétention me de reconstituer une douleur que je ne pourrai jamais imaginer. Mais qu’il me place dans la situation de ses personnages et qu’il m’incite à tenter de ressentir avec eux ce qu’ils vivent.
Le Travail au montage
Le montage du film a été assuré par Dominique Galliéni que j’avais eue comme intervenante sur un exercice de deuxième année lors de mes études à La Fémis. J’étais heureuse d’apprendre des choses d’une personne aussi positive, de quelqu’un qui dégage une telle bonne humeur. Dominique a monté des films très différents, ce qui m’impressionne beaucoup : ceux de Patrick Grandperret, ainsi que La Chose publique de Mathieu Amalric (téléfilm pour Arte sorti en salles) ou encore de comédies grand public comme 3 zéros ou La Tour Montparnasse infernale. (Et je peux vous assurer qu’on frimait assez, à La Fémis, d’être les étudiants qui avaient pour prof la monteuse du film d’Éric et Ramzi…) Parmi ce qu’elle m’a enseigné (et que je cite sans rapport direct avec La Supplication), elle m’avait expliqué que quand on monte un film, si on se retrouve à se dire qu’il est mauvais, ou au moins qu’il n’est pas si bon que ça, il faut trouver le point de vue depuis lequel on va avoir du plaisir à travailler le montage, celui qui est nécessaire pour se donner l’envie de le monter. En d’autres termes, on peut se dire qu’on ne « rattrapera » pas le film au montage, mais trouver le point où on aura plaisir à chercher et à mettre en œuvre des solutions. Je me souviens aussi qu’on avait parlé de la manière dont la relation avec le réalisateur (et avec les autres personnes qui interviennent sur un film) faisait partie intégrante du montage : elle me disait « la relation avec le réalisateur, ça doit se travailler comme un raccord, ça fait partie de ton métier. » En fait, ce que j’ai appris d’elle, c’est que tout ce qui se passe dans la salle de montage est déjà du montage. Et ça m’a beaucoup servi par la suite.
J’ai demandé à Dominique Galliéni comment elle avait monté La Supplication. Elle m’a expliqué qu’elle a reçu les images et les sons du tournage et qu’elle a commencé à travailler sans avoir les voix off enregistrées, les textes étaient uniquement sur le scénario. Certains plans on été tournés pour des séquences précises, mais il y avait aussi des images qu’elle pouvait associer librement avec le texte qu’elle voulait. Des séquences ont pu changer de place dans le film, certains textes venus du livre ont été supprimés (il n’y a pas l’intégralité des textes du livre dans le film), mais rien n’a été rajouté par rapport au scénario.
Ayant besoin des voix off pour pouvoir continuer à travailler, notamment pour s’assurer du rythme des plans, elle a fait réaliser par deux assistants une maquette de ces textes (avec une seule voix pour tous les hommes, une seule voix pour toutes les femmes). Les voix définitives dites par des acteurs n’ont été enregistrées qu’une fois le montage presque achevé (il faut savoir que faire venir des acteurs pour enregistrer des voix en studio coûte de l’argent et est lourd en logistique, ce qui explique qu’on ne le fasse qu’une fois qu’on est certain de ce dont on a besoin). Peu de choses ont été modifiées une fois que les voix définitives ont été réalisées.
Crédit photo : © Jerzy-Palacz