Je suis toujours contente quand je rencontre dans les rushes d’un film un bon champ-contrechamp. Je ne dois pas être la seule : je crois que beaucoup de monteurs prennent du plaisir à travailler sur cette forme. Ce n’est évidemment pas la seule figure que j’apprécie, et tout dépend du film, mais je suis étonnée que dans l’imaginaire des spectateurs il s’agisse souvent d’une figure « facile », banale, pas très intéressante du point de vue montage ou mise en scène. Trop courant, trop simple, sans vraie idée de cinéma. Or cela fonctionne sur un élément essentiel : le jeu des acteurs. Ce sera d’autant plus plaisant à monter que les acteurs y sont bons. Et on peut y affiner leur jeu grâce au montage : quelques secondes en plus ou en moins, faire durer un silence, un regard, cela peut changer la perception d’une scène. Ce que j’aime aussi, c’est que c’est une figure qui impose de choisir : elle fonctionne sur la frustration, sur la décision, sur le fait qu’on voit l’un ou l’autre mais pas les deux. C’est sur cette figure que j’ai appris à monter : mes professeurs disaient « si vous savez monter un champ-contrechamp, vous savez tout monter ».
Frustration
Lors des premiers exercices en champ-contrechamp qu’on m’a donnés quand j’étudiais à la Fémis, j’avais beaucoup de mal à choisir. J’avais toujours envie de voir les deux acteurs en même temps, de ne jamais abandonner l’un ou l’autre, même pour quelques secondes. C’est en cela que le champ-contrechamp est un excellent exercice de montage : il faut choisir. On ne verra jamais les deux côtés en même temps, on sera même parfois frustré. Mais voilà, on ne peut pas être à plusieurs endroits en même temps, il faut tourner la tête vers l’un ou vers l’autre, il faut choisir. Il faut voir celui qui parle ou celui qui ne parle pas, contenter notre désir ou le frustrer. La frustration qu’on éprouve à ne pas voir celui qui parle peut servir le film : elle fait travailler le spectateur et imaginer ce qu’il ne voit pas.
Il faut juste garder à l’esprit que l’utilisation de ce procédé ne doit pas être un effet de style gratuit, une manière de compliquer les choses quand s’exprimer simplement serait plus utile. Un ami producteur m’avait demandé mon avis sur un long-métrage en cours de montage qu’il produisait. Il devait y avoir quatre séquences de champ-contrechamp, dans ce film, qui à chaque fois débutaient sur la personne qui écoute sans qu’on voie celui qui parle. J’étais donc un peu perdue en début de séquence, il me fallait du temps pour me raccrocher à ce qui était dit et pour comprendre la situation. C’est un procédé qui peut être agréable quand il ne se reproduit pas trop souvent : il fait travailler le spectateur pour saisir ce qui se passe, attise son désir de voir. Mais dans ce film au sujet difficile, sa redondance n’en faisait plus qu’un « truc » qui complexifiait inutilement le récit. Le film en devenait inutilement opaque, aussi désagréable qu’une personne qui s’amuserait à parler de manière compliquée, pas parce qu’il raconte quelque chose de complexe, mais simplement par pédanterie, pour faire croire à un mystère qu’il n’a pas.
Quand est-ce qu’on tourne la tête ?
Walter Murch écrit que pour comprendre comment monter un champ-contrechamp, il faut imaginer qu’on assiste, sur le côté, à une discussion entre deux personnes. On regarde l’une ou l’autre au fil de la conversation. Et la coupe va se faire au moment où on tourne la tête. J’aime cette idée car elle matérialise la place du spectateur. Il arrive souvent, par exemple, qu’un champ-contrechamp soit tourné en deux valeurs différentes, par exemple un plan serré et un plan plus large sur chacun des deux personnages. On peut se dire qu’on commence avec les plans larges puis imaginer qu’au fil du dialogue, le spectateur va se rapprocher d’eux et qu’on va passer en plan serré. On peut aussi se dire que si le spectateur est proche de l’un (serré) il est éloigné de l’autre (large) et inversement… Le montage, c’est un désir de regard, un mouvement du corps. (Mouvement qui se traduit souvent par un appui sur la touche « pause » lorsqu’on regarde des rushes : le sentiment qu’il est temps de quitter un plan fait tout naturellement appuyer le doigt sur la touche. Sabine Mamou, lorsqu’elle enseignait le montage à la Fémis, me disait « Faites confiance à votre corps, si votre corps vous fait couper là, c’est là qu’il faut coupe. »).
Quand on me demande de donner des cours de montage, à l’université ou dans une école, c’est, comme durant mes études, à partir de séquences en champ-contrechamp que je crée des exercices. Je suis face à des publics divers : certains sont des étudiants de la « génération 2.0 » qui ont des logiciels de montage chez eux et d’autres n’ont aucune idée de comment monter. Il y a en toujours quelques uns qui veulent aller très vite, bien plus vite que je ne vais moi-même pour monter la même séquence. On a presque l’impression que pour eux ce cours sur ce qu’ils connaissent déjà est une perte de temps. Leur premier montage terminé, rien qu’un coup d’œil sur la timeline m’indique le problème : toutes les coupes images sont simultanées avec les coupes son. Celui qui parle est toujours à l’image. Je leur explique que, quand on assiste à une conversation on ne regarde pas toujours celui qui parle, on regarde aussi celui qui écoute et qu’il faut en tenir compte. Par exemple, quand quelqu’un dit une vacherie on peut avoir envie de voir celui qui l’encaisse, pour voir sa réaction. Et je leur demande de retravailler.
Comme exercice, je fais souvent remonter la séquence du début du partage de territoire de Coloriage d’Alice Butaud. Dans ce champ-contrechamp, on s’est employé à montrer les changements d’expressions sur les visages des comédiens, comment une réplique envoyée par un des personnages était reçue et ressentie par l’autre.
Raconter les personnages
En général les premiers montages de la plupart des étudiants ne connaissent pas de véritables erreurs, pas de grosses sautes, c’est juste que c’est le plus souvent assez plat. Je leur dis :
« C’est bien, ton montage me raconte le scénario, maintenant je voudrais que ça me parle des personnages. »


Avec un champ-contrechamp il est possible au montage d’être extrêmement subtil dans la perception des personnages. On peut choisir une autre prise juste pour une réplique, plus douce, plus dure que ce qu’on a dans le reste de la séquence. On peut allonger un silence en retardant l’arrivée de la suite du dialogue, faire durer un regard. C’est par exemple ce qu’on a fait dans l’extrait de Coloriage, lorsqu’elle dit « et la bonne boulangerie » et qu’il répond « tu veux pas mon appart aussi ? » : le silence entre les deux répliques est rallongé en utilisant celui qui se trouve sur les deux axes, avant et après la coupe. Ça permet d’avoir un arrêt dans ce dialogue qui va assez vite, de marquer la sidération du personnage masculin, de mettre en valeur son regard.
Parfois, en formation, j’ai quelques étudiants qui s’en sortent merveilleusement, rapidement, et qui montent en un clin d’œil une séquence où on sent tous les enjeux et où on comprend les personnages. Quand ça arrive, je suis bien embêtée parce qu’il va falloir qu’ils les occuper pendant que les autres continuent à travailler. Alors je leur dis :
« Tu as monté cette séquence et on sent dans ton montage que le personnage féminin est très abattu alors que le personnage masculin triomphe. Maintenant je voudrais que tu fasses l’inverse : que tu la remontes en montrant la femme forte, plus forte que lui qui ne serait pas très convainquant. »
C’est souvent ce qui arrive pendant le montage d’un film. On commence par monter une séquence avec une certaine idée de l’histoire et des personnages. Mais plus tard, on va se rendre compte que le film ne raconte pas exactement la même histoire, la perception des personnages a évolué, on peut décider d’accentuer certains aspects et d’en minorer d’autres. Alors on remonte autrement la séquence qui pourtant semblait très bien au début du montage.
Retravailler
Lorsque je commence à monter une séquence je fais toujours ce qu’on appelle une « sélection » ou un « ours ». Je prends dans chaque prise les moments que le réalisateur préfère ou, si je suis seule, qui me semblent les meilleurs. Je les ordonne de manière à ce que ça suive le scénario, mais il y a toujours pas mal de doublons, la même réplique ou la même action va souvent être répétée plusieurs fois dans plusieurs axes ou prises différents. Cette habitude vient des quelques expériences que j’ai eues à La Fémis sur le montage en pellicule : il est bien plus facile et rapide de monter à partir de morceaux des rushes déjà choisis que de revenir à chaque fois à la bobine qui contient les rushes en entier. Une fois que j’ai fait ma sélection, elle va me servir non seulement de base pour monter mais aussi pour changer le montage si nécessaire par la suite. Si je m’aperçois que je dois changer une prise, trouver la même action dans un autre angle, je reviens d’abord à la sélection et ainsi je n’ai pas à revoir les claps ou les mauvais jeux d’acteurs que j’ai déjà éliminés. J’irai rechercher dans les rushes en grande longueurs seulement si je ne trouve rien. Ça permet aussi de ne pas s’arrêter à l’idée qu’une prise dans son ensemble est bonne ou mauvaise, mais de pouvoir sauver un passage peut-être magnifique à l’intérieur d’une prise pas très bonne ou coupée pour un problème technique.
Dans le film d’Isabelle Broué, Lutine, il y a champ-contrechamp en bas d’un escalier. Le personnage principal du film, Isa, récupère ses enfants ramenés de week-end par leur père. Ils montent l’escalier tandis que les adultes restent en bas car l’ex (qu’on ne reverra plus dans le film) souhaite parler à Isa. Il lui annonce que les enfants lui ont dit qu’elle tournait un film autoproduit avec un appareil photo. Il lui signifie tout son mépris pour ce projet. Il emploie des mots très durs : il lui dit qu’elle est « pathétique » de tourner comme ça, qu’elle va détruire sa réputation professionnelle, qu’il trouve consternant qu’elle en soit là. Dans le jeu de l’actrice, on sent que les critiques qu’il énonce font mouche, que ce sont les doutes et les regrets qu’elle-même ressent.
Cette séquence, placée à peu près au premier tiers du film a été une des premières tournées. Je l’ai montée pour la première fois alors que je connaissais peu de choses du film, avec ce qui me venait des personnages. Elle a été remontée plusieurs fois au cours du travail sur ce long métrage. Pour la monteuse que je suis, le tout est de savoir si, à ce moment du film, Isa doit en être totalement abattue ou si elle doit encaisser et rester forte et digne, et si son ex doit faire peur ou être lui-même un peu pathétique dans ses attaques. Au montage, on a sans doute essayé toutes les nuances possibles. J’ai compris sur ce film à quel point, sur un long métrage, le montage d’une séquence n’est « le bon » qu’à l’intérieur d’une histoire. La même séquence, montée indépendamment, comme un exercice, peut avoir l’air suffisamment forte, suffisamment bien montée, mais il restera toujours à l’ajuster selon ce qu’on veut montrer des personnages à ce moment-là. Et un champ-contrechamp est particulièrement pratique pour ce type d’ajustement.