Il y a peu, une amie monteuse m’a demandé de travailler une journée sur le documentaire qu’elle monte. C’est un film dans lequel elle est très impliquée, et « elle n’y voyait plus rien ». Elle m’a demandé de faire une proposition subjective, de proposer une version du montage qui me plaise et à partir de laquelle elle pourrait retravailler avec la réalisatrice. La monteuse m’a envoyé un montage d’environ deux heures, en un seul fichier (c’est-à-dire sans accès aux rushes). C’était vraiment monté au début, et plus on avançait dans le film, plus c’était souvent une sélection de rushes.
J’ai beaucoup aimé ce travail, car cela demande de se poser des questions sur la durée, de se demander ce qui « marche » ou non sur l’ensemble du film. J’ai remarqué à la première vision qu’il y avait plusieurs séquences où je m’ennuyais un peu, mais quand je les regardais indépendamment du reste, je les trouvais très bien. Ce qui me faisait penser que oui, elles sont très bien, mais il va quand même falloir les monter ailleurs, ou autrement, ou couper tout ou partie, parce que ces moments empêchaient de s’intéresser à l’ensemble du film. Bien sûr je n’ai travaillé qu’une seule journée, mais j’ai pris beaucoup de plaisir à écouter mes impressions de spectatrice et chercher à rendre plus clair ce film.
Faire fiction...
Il y avait en particulier une séquence dans une tente, tournée à une seule caméra, avec deux femmes interviewées de face à gauche dans la tente (appelons cela l’axe gauche), puis deux autres femmes interviewées à droite (l’axe droite), toujours de face, avec de temps de temps la caméra qui panote vers la gauche pour passer sur une des deux femmes de l’axe gauche qui écoute. On n’entend jamais les questions posées, ça ressemble à une discussion libre. Ces femmes sont les quatre personnages principaux du film, elles sont très complices. Dès mon premier visionnage, j’étais très heureuse de voir qu’elles « fonctionnaient bien » comme personnages de documentaire ; j’étais contente, en tant que spectatrice, de passer du temps avec elles.
Dans cette séquence, au départ, j’avais une sélection des plans d’interview de l’axe gauche, en plan sur plan avec toujours le même cadrage, puis une sélection de l’axe droit, là aussi en plan sur plan, là aussi avec toujours le même cadre, sauf les quelques panos sur une des autres femmes à gauche. Ce plan sur plan crée une certaine lassitude : « ça change mais ça ne change pas ». Chaque coupe nous promet quelque chose de nouveau, mais on est toujours dans le même cadre et avec les mêmes personnes. Au bout d’un moment, on n’écoute plus ce qui est dit.
Assez vite, j’envisage de monter en alternant les deux axes. « Ça va faire plus fiction » m’a dit la monteuse du film, mais ça n’était pas pour elle un défaut (doit-on répéter qu’un documentaire est toujours une vision de la réalité et que pour cela il peut être mis-en-scène ou monté ?).
Je commence alors à trier dans les différentes idées, puis je mets les plans qui reprennent les mêmes idées les uns à la suite des autres pour voir les répétitions et choisir la manière de dire qui m’intéresse le plus. Une fois que c’est fait, je coupe et j’essaye de passer d’un plan à l’autre.
Montage Interdit / Interdit de couper le rire
À un moment, je tente un passage sur un rire. Dans un axe, les deux personnages finissent leur intervention en riant. Le plan suivant, sur l’axe en face, débute sur un rire des deux femmes filmées avant qu’elles commencent à parler. J’ai mélangé au son les deux rires. Oui, elles ne rient pas de la même chose, mais ce n’est pas tordre le réel car elles rient ensemble souvent, car elles ont ri chacune avec les autres.
Le raccord passe. Il passe même très bien, on les sent toutes ensemble dans un même espace et un même temps. La séquence elle-même passe beaucoup mieux.
Par la suite, par souci d’efficacité, je coupe ce rire. On coupe juste avant et on passe sur l’axe d’en face. Ça me semble plus rapide, je me dis qu’il faut essayer. Ça ne passe plus du tout. Toute la séquence devient artificielle. Me revient en mémoire le concept de « Montage interdit » développé par André Bazin et que tout étudiant en montage a rencontré. En fait, Bazin ne dit pas que le montage est interdit dans certain cas, mais qu’il faut réunir dans un même plan, à un moment, deux éléments d’une séquence qui ont pu être filmés séparément pour qu’on puisse y croire : « Il faut seulement que l’unité spatiale de l’événement soit respectée au moment où sa rupture transformerait la réalité en sa simple représentation imaginaire. »
Alain Bergala résume ça très bien :
« Ce qu’invoque Bazin quand il dit que montage est interdit, c’est moins la morale du tournage, de l’inscription vraie (qui serait « on n’a pas le droit de tricher ») qu’une condition de la croyance. […] Ce qui importe, c’est qu’en tant que spectateur je puisse y croire, même rétroactivement. »
À ma grande surprise, ce rire a la même fonction qu’un plan qui réunirait les quatre personnages. Il permet de croire à cette séquence, de croire qu’elles sont ensemble au même moment. C’est ce rire qui authentifie, pour le spectateur, cette séquence comme une seule unité de temps et d’espace. Selon André Bazin « Il suffit pour que le récit retrouve la réalité qu’un seul de ses plans convenablement choisi rassemble les éléments dispersés auparavant par le montage. » Je n’imaginais pas que c’était possible avec un son et non un plan où les personnages seraient réunis, mais ce n’est pas n’importe quel son...
Le son e(s)t l’espace
Le son crée l’impression de l’espace. Il fait vivre le hors-champ. La vibration du son, les deux rires qui se mélangent, concrétisent pour le spectateur l’espace commun où sont ces quatre femmes.
« C’est seulement avec le son qu’on voit apparaître derrière ce que nous présente l’écran, derrière l’image sur laquelle nous nous fixons, ou à côté d’elle, en tout cas ailleurs, quelque chose qui évoque un espace différent, proprement monté, par rapport au visible. » Pierre Sorlin.
Mais le rire, en lui-même est aussi la marque d’un « espace mental » commun : quand on fait rire volontairement quelqu’un c’est qu’on comprend comment il pense, tout comme on rit avec quelqu’un quand on partage des mécanismes de pensée.
Ce rire, cette vibration sonore dans l’air de cette tente, permet ainsi au spectateur d’avoir l’idée de l’espace commun à ces quatre femmes : il réunit les deux axes, mais il réunit aussi ces personnages dans leur complicité. Cet espace mental où elles sont ensemble authentifie la séquence comme si, visuellement, elles avaient été filmées toutes dans un même plan.
Un petit bonheur du montage
J’ai trouvé cet effet par hasard, sans savoir ce que cela donnerait. Et c’est un des bonheurs du montage que de découvrir des sens cachés dans les raccords qu’on essaye, et de voir que parfois, par surprise, ils apportent plus qu’une simple collure entre deux plans. Et c’est aussi très plaisant de retrouver dans un film, en montant, les idées théoriques qu’on a étudiées il y a bien longtemps, de redécouvrir qu’elles « marchent » dans le travail de tous les jours, sans qu’on ait besoin de les développer, juste en essayant d’associer des plans.
Remerciements à Coralie Van Rietschoten.
Pour écrire cet article, j’ai relu Conférences du Collèges d’Histoire de l’art cinématographique n°5 publié par La Cinémathèque Française (printemps 1993) notamment les textes cités d’Alain Bergala « Montage obligatoire » (p. 1-16) et de Pierre Sorlin « La Bande sonore, ornement ou centre du montage ? » (p.129-149) ainsi que, bien évidemment, le texte « Montage Interdit » d’André Bazin tiré de Qu’est-ce que le Cinéma ?, Éditions du Cerf, 1985, p.48-62.
La photo d’illustration de cet article montre mes notes pour ce travail de montage.