Qu’est-ce qu’une performance ?
Avant de rencontrer Annabel Guérédrat, je savais à peine ce qu’était une performance. J’ai dû voir quelques vidéos de Marina Abramovic, ainsi que des photos de performances de Valie Export ou d’ORLAN pour un documentaire sur les femmes artistes où j’étais assistante monteuse (Artistes / femmes de Chloé Perlemuter, montage Christine Benoit, 2009). Mais ces films ne m’ont pas forcément fait ressentir ce qui arrive lorsqu’on est face à l’œuvre qu’est une performance. Le mot m’évoquait plutôt le domaine sportif, et surtout celui des échecs (je suis arbitre auprès de la Fédération Française des Échecs). Dans un tournoi, ce qu’on appelle la performance d’un joueur est un départage basé sur le niveau des adversaires et le nombre de parties gagnées ; il fonctionne comme si on disait « dans ce tournoi, ce joueur a joué comme un joueur qui aurait tel niveau ». Le joueur a un niveau de départ, mais il peut avoir joué au-dessus, en-dessous... La performance est donc un niveau à la fois fictif (car il n’existe que pendant le tournoi) et réel (car sur l’ensemble d’un tournoi on a réellement joué comme cela).
Mais « faire une performance » dans un sens plus commun, c’est aussi quand un sportif ou une équipe gagne un match particulièrement difficile, brille dans une compétition où il est à son maximum, là où on ne l’attendait pas. En interrogeant des joueurs d’échecs de haut niveau sur le sens qu’ils donnent à ce mot, ils ajoutent qu’il y a « un petit truc en plus » qui rend ce moment particulier : « je vois la scène, une scène du tournoi, c’est un souvenir, le championnat de France que j’avais gagné dans le passé, et je vois les gens, la salle, mes spectateurs » (Nino Maisuradze, championne de France d’échecs 2013 et 2014).
Ce que j’entends dans ces définitions du mot, « être soi-même et un autre », « un moment particulier », et même la présence des spectateurs, je l’ai retrouvé dans les performances du FIAP Martinique. C’est un festival où les artistes invités doivent élaborer des œuvres sur place. Lors de leurs performances, ils sont à la fois eux-mêmes et un autre possible, à la fois un être réel et un être fictif. En outre, pendant l’œuvre, il y a aussi de la « magie », le « petit truc en plus » : c’est une représentation, une œuvre, quelque chose qui n’arrive qu’une fois, qui est par exemple lié au lieu où cela se déroule, car ailleurs l’œuvre sera différente, qui est lié aussi à l’état de l’artiste, car un autre jour l’artiste qui performe aura changé... Il y a d’ailleurs une prise de risque dans la performance selon le lieu où elle se déroule et les réactions que peut avoir le public, prise de risque beaucoup plus forte qu’avec un spectacle vivant répété et joué sur scène.
On retrouve tout cela dans les mots de l’artiste Helen Ceballos : pour elle une performance est
« Un geste, un morceau de vie, qui ne vise pas la représentation mais délivre cette vie à l’ici et maintenant. Une corde raide à partir de laquelle naviguer dans la réalité.
Une performance est un geste esthétique vivant, qui n’est pas ancré dans la représentation mais dans la présentation de la personne qui la traverse. »
Restituer le présent
Puisqu’une performance est « un morceau de vie », qu’elle fait partie « de l’ici et maintenant », elle ne doit pas être filmée comme une fiction, ni même comme un documentaire. Cela va bien sûr influer sur le montage.
En documentaire on demande souvent au personnage de refaire des gestes, on pose de nouveau une question pour avoir une réponse plus claire, on revient une nouvelle fois dans un lieu où on a filmé la veille pour faire des plans manquants… Dans cette idée, Annabel Guérédrat m’a raconté qu’un cadreur lui avait demandé de refaire une performance « par morceaux », afin de la filmer avec un découpage, pour la reconstituer au montage. Pour elle, cela n’avait aucun intérêt et aucun sens. Annabel se définit en effet comme bruja et n’oublie pas que « dans la zone Caraibes la performance est très proche des rituels magico-religieux qui caractérisent cette région ». Découper sa performance, l’interrompre artificiellement pour la filmer détruirait ainsi le rituel qui en est l’essence.
Filmer une personne en mouvement, ce n’est pas toujours simple : même si les performances sont préparées, il y a toujours une part d’imprévu, voire d’improvisation. Les cadreurs du FIAP Martinique sont plutôt doués pour filmer ces œuvres en direct, mais bien sûr il arrive qu’il y ait des décadrages, des flous, des plans tremblés. Pour cette série de vidéos, j’ai recadré et stabilisé très souvent sur le logiciel de montage, beaucoup plus qu’à mon habitude. Il y a aussi des problèmes de lumière, de température de couleur : le lieu n’est pas toujours adapté au filmage, l’artiste qui performe ne va pas toujours là où le rendu de l’image est le plus beau, c’est normal et je dois trouver des solutions pour garder l’attention du spectateur.
Lorsqu’il y a deux caméras (c’est souvent le cas sur ces tournages, pour « se couvrir » et essayer de ne « rien louper ») je suis face à deux orientations possibles : d’une part garder le mouvement, la longueur, la durée, le point de vue du spectateur en direct, ceci afin de rendre l’effort, la présence des artistes, et l’évolution de cette présence dans le temps. D’autre part rajouter des coupes. Des coupes pour mieux voir : on passe sur un plan plus large qui montre mieux l’ensemble, ou sur un plan plus serré qui rend le détail d’un geste. Couper aussi pour relancer l’attention parce que l’énergie d’un plan s’épuise, parce qu’au bout d’un moment, on ne le regarde plus.
Chacune de ces possibilités comporte un risque : faire trop durer un plan qui finira par perdre de son intérêt, ou, à l’inverse, rendre « clipesque » un moment un peu agité, parce que c’est agréable parfois de faire des effets de montage. Mais si ces effets arrivent de manière artificielle, on ajoute un faux rythme qui n’a pas lieu d’être.
Je m’étais par exemple laissée aller, sur un premier montage de la captation de la performance Mami Sargassa 3.0, à trop monter, à suivre le rythme de la musique plus que de la performance et Annabel m’a répondu que « ces allers/retours incessants entre plans larges et plans serrés n’aident pas à la concentration et l’appréciation du spectacle de manière générale »… Elle avait bien sûr raison.
À l’inverse, j’avais assisté à la performance d’un des artistes du FIAP, et cette œuvre, en tant que spectatrice, n’était pas celle qui m’intéressait le plus. Mais quand j’ai monté sa captation, j’ai vu que je pouvais m’amuser à mettre en valeur chaque geste qui s’y faisait, en plaçant une coupe juste avant (il n’y avait pas beaucoup de gestes, donc pas tant que ça de coupes). En gros, quand on changeait de plan, c’était pour voir toujours quelque chose de nouveau. Je voulais que le spectateur sente pourquoi on quittait un plan, qu’il comprenne qu’à chaque fois il y avait quelque chose à voir. J’ai pris beaucoup de plaisir à faire ce travail. Je crois, et on me l’a confirmé, que cela donnait quelque chose d’intéressant, car ces coupes relançaient l’attention du spectateur au bon moment.
« La performance pour moi c’est un rituel qui convoque le corps de l’artiste en action et les spectateurs qui peuvent éventuellement participer. C’est d’abord une action avant d’être un état de représentation. »
Annabel Guérédrat
En montage d’une vidéo de performance, je dois aussi me demander quoi faire des « accidents » : si le performeur tombe, si les spectateurs interviennent, jusqu’à quel point cela fait partie de l’œuvre ? Est-ce que je dois couper ce geste pas très beau ? À quel point c’est nécessaire à l’ensemble ? Sort-on trop de ce qui est raconté ? Ce problème est par exemple sensible dans Raranaval, une performance collective dans les rues de Fort-de-France. Est-ce que je montre quand la performeuse me semble dérangée par les spectateurs qui discutent ? Est-ce qu’on garde pour faire sentir la montée en puissance de sa présence ?
Il n’y a jamais de réponse unique, un truc qui marcherait pour tout. Il faut tenter de comprendre l’œuvre, ce que l’accident lui apporte, ce qu’il en retranche.
S’adapter à l’artiste
C’est particulier pour moi, en tant que monteuse, de travailler avec ces artistes qui ne sont pas des réalisateurs, et qui sont peu habitués à l’image filmée.
En général, j’aime bien commencer mon travail avec un premier montage un peu lâche, avec des choses qu’on peut modifier, des choix à faire. Là, avec la plupart des performeurs, j’ai dû proposer des premiers montages beaucoup plus aboutis car souvent ils ne vont pas remarquer de petites différences dans un raccord. C’est normal : leur art est un art vivant, pas un art de l’image. J’ai donc essayé de montrer des propositions de montages plus abouties dès le départ et de me faire confiance.
Souvent quand je monte, j’aime aussi conserver un mouvement de caméra pas forcément réussi ou un flou : on pourrait le couper mais si je propose de garder ces éléments c’est que je trouve qu’ils apportent de la vie, une idée en plus. Sur cette série, j’ai très rarement fait ça, précisément pour que le filmage soit moins visible, pour que les spectateurs puissent se concentrer sur les corps. Monter la vidéo d’une performance, c’est en effet porter attention au corps de l’artiste. Voir comment il bouge, et la manière dont ce corps est son instrument. Se concentrer sur un geste. Se demander comment ce corps va être vu.
Dans cet esprit j’ai d’ailleurs dû faire attention à ce qu’on perçoit des corps, de manière à ne pas basculer, pour un plan ou un cadrage mal choisi, vers quelque chose qui serait vulgaire ou qui sexualise la performance alors que ce ne serait pas l’intention de l’artiste. Il est courant de performer nu ou en maillot de bain. Il suffit alors de pas grand chose pour qu’une position qui ne serait pas gênante vue par un spectateur de loin fasse perdre sa concentration au spectateur de la vidéo parce que le cadre est mal choisi.
Certains artistes ont des idées fortes qui vont éloigner la vidéo de la performance telle qu’elle s’est déroulée. C’est ce qu’il s’est passé lors du premier montage que j’ai fait pour Annabel Guérédrat : on montait la performance qui s’appelle maintenant Mami Sargassa, où elle avait évolué sur des rochers et sur une plage envahie de sargasses (des algues toxiques). Elle a alors eu l’idée de monter pour raconter non plus la performance telle qu’elle l’avait effectuée, mais une histoire : celle d’un « avatar de forme humaine féminine » qui se réveille sur un rocher, va s’enfouir pour se régénérer dans ces algues toxiques, puis revient au même rocher. Une voix off explique qui est ce personnage, le temps dans lequel elle vit, le pourquoi de son rituel. Cette histoire et cette vidéo ont été le point de départ d’autres performances.
L’artiste-performeur Henri Tauliaut, lui, a des idées d’effets visuels marqués, de musiques, qui vont enrichir la vidéo et en faire une œuvre audiovisuelle qui sera souvent très éloignée de la simple restitution de ce qui s’est déroulé. Et c’est très plaisant de trouver les effets demandés, de tester les musiques qui vont s’accorder ou non aux images. Mon expérience sur des films expérimentaux ou des clips m’a aidée pour cela, en suivant ce que me disait mon intuition et en tentant des choses sur le logiciel de montage.
À chaque fois, j’ai tenté de me raconter une histoire, de me dire « Qu’est-ce que (me) raconte cette performance, quelle est l’histoire ? » (pas une histoire que j’invente, mais celle que je découvre en voyant les rushes) et en général c’est comme ça que je trouvais un chemin à suivre.
Je pourrais parler beaucoup plus longuement de ces œuvres et de leur montage, j’en reparlerai peut-être par la suite. Il y a beaucoup d’aspects que je n’aborde pas ici (qu’on me pardonne de ne pas évoquer les créations sonores). Je finis simplement en disant que j’ai la sensation d’avoir d’une part ouvert mon regard en ayant la chance d’y travailler, et d’avoir dû trouver un autre point de vue sur mon travail, d’avoir dû l’accomplir autrement. Quand j’y repense, je me dis qu’au long de cette série de montages, j’ai la sensation d’avoir modifié ma position de monteuse, comme si mon corps lui-même était impliqué. Sans doute en partie parce que je suis allée sur place, mais aussi parce que je n’ai pas toujours tenu ma place de monteuse habituelle. Mais ce rapport au corps dans mon travail fera peut-être un jour l’objet d’un autre texte.
Remerciements avant toute chose à Annabel Guérédrat, ainsi qu’à Helen Ceballos, Nino Maisuradze, Pierre Villegas et Denis Regaud. Et remerciements tous particuliers à Valeria Young à qui ce texte est dédié.
Photo : Être Mangrovaire, une performance d’Annabel Guérédrat, photographiée par Mélusine Delferrières • ©Mélusine Delferrières