J’ai assisté récemment à une des premières projections publiques du film Lutine d’Isabelle Broué. C’est un film que j’ai monté, qui a été fait avec trois francs-six sous, et sur lequel je me suis beaucoup investie. C’est une comédie, alors pendant les projections on entend les gens rire et c’est très agréable de sentir leurs réactions, de se dire « Ah, ça marche ! » ou même d’avoir la surprise de les entendre rire à un moment qui ne me paraissait pas si comique.
Je suis arrivée chez Isabelle en juillet 2013 pour aider à faire des sorties sur le trailer qu’elle voulait mettre en ligne pour le crowfunding du film. Je n’ai réussi à sortir de chez elle qu’au bout de deux ans, une fois que le film a été terminé. (J’avoue qu’on a quand même eu quelques interruptions quand je travaillais ailleurs ou pendant les vacances). On a monté aux horaires scolaires, dans la chambre de son fils, avec des chats qui grimpent sur le clavier pour avoir des câlins (les mêmes que ceux qu’on voit dans le film) et en mangeant des pâtes le midi. Isabelle travaillait dans sa chambre à l’autre bout de l’appartement, je l’avais donc sous la main mais pas sur le dos : je pouvais aller la chercher quand j’avais besoin de voir des choses avec elle et faire des essais dans mon coin le reste du temps. Pour travailler aussi longtemps dans ces conditions, il faut bien s’entendre, pas tant d’un point de vue personnel (même si ça aide) que d’un point de vue de travail : je ne connais pas Isabelle avant ce film, je sais maintenant que c’est quelqu’un avec qui, pour le travail, je suis d’accord sur l’essentiel.
Le tournage se faisait par petits bouts, parfois dans le reste de l’appartement, il n’a été terminé qu’au bout de la première année de montage. J’ai pu proposer des choses, parler des séquences à tourner qui allaient s’insérer entre celles déjà montées. Il arrivait même parfois qu’Isabelle parte dans sa chambre faire un essai pour une séquence qui manquait, une de celles où elle écrit en se filmant à son ordinateur, on a même gardé dans le film terminé certains de ces essais.
C’est un luxe d’avoir du temps au montage : on n’a pas à insister, on n’a pas à se battre, juste à proposer ce qu’on pense le mieux et à laisser faire le temps et l’intelligence de la réalisatrice. Il m’est arrivé de faire des propositions tout d’abord rejetées et de me dire « ce n’est pas grave, dans deux mois je lui proposerai à nouveau et il y aura plus de chances qu’elle trouve ça bien. » Il est même arrivé qu’Isabelle me dise « Tu avais fait un premier montage, il y a longtemps, de cette séquence, assez différent de ce que j’avais écrit, je sais que je t’ai demandé de monter différemment, mais maintenant j’aimerais le revoir » parce qu’à ce moment- là, elle était arrivée au point où elle pouvait voir la séquence autrement. Un réalisateur, quand il sort de son tournage, il veut voir la séquence telle qu’il l’a imaginée et si le monteur pense que c’est mieux de monter autrement, le réalisateur n’est pas forcément capable de l’entendre car il faut qu’il se détache de l’écriture et du tournage. La scène avec Yann Kerninon, l’auteur qui lit son livre, était l’une des premières tournées et tout de suite, je me suis dit qu’on pourrait l’utiliser comme de
la musique, mettre cette voix sur une autre séquence. J’ai attendu presque un an avant que cette autre séquence arrive, celle où les personnages commencent à se caresser sur le lit. Et encore un an avant d’entendre des spectateurs rire lorsqu’arrivent les mots « Une utopie... » sur ces caresses.
La séquence que j’ai eu le plus de mal à monter est celle où le personnage d’Isa tente de faire jouer la comédie à son amoureux, Gaël. Il fallait faire un montage où il joue le plus mal possible et quand on a l’habitude de toujours chercher à ce que l’acteur soit bon, c’est très difficile d’aller contre ses réflexes, de ne pas gommer les petites hésitations, les regards un peu perdus, de monter non pas pour mettre en valeur le jeu de l’acteur mais son mauvais jeu...
C’est très confortable de monter un film en Found fortage (on sait qui tient la caméra durant la trois quarts du film), ça simplifie de beaucoup les questions de point de vue. Au montage, c’est toujours très important de savoir de quel point de vue on voit la scène, de savoir ce qu’on peut voir et ne pas voir. Ici ces questions sont souvent résolues dès le départ.
On imagine toujours qu’avec des plans-séquences, il n’y a rien à faire qu’enlever les claps, mais ici on a souvent fait des « bidouilles. » Par exemple dans le plan où Isa et Gaël sont dans la salle de bain à discuter, on change de prise discrètement, dans le filé, lorsqu’ils se passent la caméra. Dans celui où Isa engage Philippe dans le café, on a rajouté un zoom pour cacher une coupe : deux répliques qui n’allaient plus dans le film ont été supprimées, et cette coupe image est masquée par le mouvement de caméra qu’on a rajouté en effets spéciaux. En fait on a été exigeantes, on a toujours tenté de changer les choses quand il y avait quelque chose qu’on voulait changer, on ne s’est jamais dit « c’est tourné comme ça, on ne peut rien faire. » Il y a bien une séquence qui se retrouve dans le film final que j’aurais aimé couper. Je l’ai proposé à Isabelle, on a vu le film sans, on l’a montré dans cette version à des spectateurs-tests. Je suis persuadée que c’était mieux sans. Mais Isabelle préférait autrement et je n’ai pas de regrets : je me dis que même si j’aurais préféré que cette version reste, elle a eu sa chance, on a essayé et j’aime beaucoup le film tel qu’il est.
Post-scriptum de 2022 : j’ai monté un autre film en found-footage, le court-métrage de Théo Nourdin Inédit en Europe sur lequel j’ai pu réutiliser des techniques de montage que j’avais expérimentées sur Lutine.