Je développe en ce moment, en parallèle de mon travail de monteuse, un projet de web-documentaire sur l’idée du champ/contrechamp. J’ai commencé à m’intéresser à ce qu’on nomme « les nouvelles écritures » lors un stage de formation à l’INA durant l’été 2014. (Je précise qu’un web-documentaire n’est pas, comme on le croit parfois, un documentaire diffusé sur internet, c’est une œuvre multimédia qui utilise des possibilités d’arborescence qui existent sur le web.) En arrivant dans ce stage, je voyais le webdoc comme une autre manière de monter : l’idée de ne pas suivre une narration linéaire, mais de pouvoir s’attacher à un fil de pensée, d’aller vers une autre idée, de revenir en arrière et de passer par des chemins de traverse. Et aussi de pouvoir garder ce qu’habituellement on ôte lors du montage d’un film : des digressions ou des séquences qui étaient bien mais ne s’harmonisaient pas avec l’ensemble.
J’ai découvert à l’INA qu’il existait plusieurs formes de webdoc. Celui « où on clique partout » avec une arborescence touffue (comme par exemple Prison Valley) d’autres qui sont comme un « livre dont vous êtes le héros », avec des morceaux de documentaire à l’intérieur (le très intéressant Jeu d’influences qui traite de la communication de crise, ou Thanatorama, sur tout ce qui arrive au corps après la mort) mais aussi des œuvres à la structure beaucoup plus simple. L’un des exemples de webdoc de ce type que j’aime le plus est Alma, une enfant de la violence.
Une jeune femme, Alma, parle en plan poitrine et raconte sa jeunesse dans un gang guatémaltèque. En 40 minutes, on apprend comment elle est entrée dans ce gang, quelle y était sa vie, comment cette organisation est devenue pour elle une vraie famille. Elle raconte une tentative de sa mère pour l’en sortir en l’envoyant à l’étranger avant qu’elle n’y revienne, et comment elle a enfin fini par s’en éloigner. On comprend, en l’écoutant, ce qui peut attirer une jeune fille pas pire qu’une autre vers une vie aussi violente, pourquoi elle avait besoin de faire partie de cette organisation et ce que c’est qu’un gang exactement. Il y a parfois des plans sur ses mains, mais on reste la plupart du temps sur son visage, de face ou de trois-quarts (ce récit est probablement filmé à deux caméras). À certains moments le cadre monte un peu et apparaît en haut une bande qui montre le bas de plans d’illustration. Il suffit de les faire glisser avec la souris ou d’un doigt (sur une tablette) pour que ces plans descendent remplacer ceux sur Alma. On continue à l’écouter parler, mais on voit des images liées à ce qu’elle dit, accompagnées d’un son assez discret : le quartier où elle est née, des photos de sa famille, des images de victimes de gangs, parfois une animation qui donne une idée de ce qu’elle raconte... Il est possible, par le même geste, de revenir au visage d’Alma. Pas d’arborescence où se perdre, pas de liens où cliquer, juste des images qu’on peut amener ou repousser.
On pourrait croire que cette manière de passer de l’un à l’autre est une négation du montage : « on vous file l’interview et les plans d’illustrations, débrouillez-vous avec ! » Mais le film est monté : l’utilisateur ne choisit pas quels sont les plans d’illustration qu’il va voir en regard de telle ou telle partie du récit, il ne maîtrise pas l’ordre de la narration, il a simplement le choix entre l’interview d’Alma (montée, parfois en utilisant un peu trop systématiquement les plans de coupe sur ses mains ou ses tatouages) et les plans d’illustration (montés eux aussi et placés en regard de morceaux d’interview précis). Alma pourrait être un documentaire classique, avec le montage déjà fait entre les illustrations et l’interview. Et je pense qu’il fonctionnerait plutôt bien. La forme webdoc peut alors être vue comme une accroche facile pour rendre attirant un film sur un sujet grave : « un petit geste du doigt sur votre tablette et ça rend moderne un bon vieux docu. » Mais déjà ce dispositif me rappelle une chose importante dans mon travail : savoir faire confiance à son corps. C’est Sabine Mamou, que j’ai eue comme intervenante à La fémis qui me l’avait expliqué : « si vous avez naturellement arrêté le plan à cet endroit, par réflexe, faites confiance à votre corps et essayez de couper à cet endroit. »
Ce geste simple apporte quelque chose à ce documentaire. Quand je l’effectue, alors que le choix que je fais ne me prive jamais d’entendre le récit d’Alma, je m’interroge sur ce que je vois et sur ce que j’ai envie de regarder. Au départ, je m’amuse à passer de l’un à l’autre par jeu, pour voir ce que ça donne, mais ce réflexe se calme vite. Je me rends compte, en passant sur les images d’illustration, du besoin que je peux en avoir pour mettre à distance ce qui est dit. Dans la première séquence, Alma raconte son premier meurtre, celui qui lui a permis d’entrer dans le gang. Un acte violent et sordide, avec étranglement et égorgement aux tessons de bouteilles d’une victime qui supplie qu’on l’épargne. Les images proposées en haut de l’écran sont des plans sur le bidonville dont Alma est originaire. Ce sont des plans larges, calmes et accompagnés d’une ambiance sonore légère qui fait sentir l’espace (ce qu’on appelle un « fond d’air »). Je n’ai pas seulement regardé ces plans pour savoir d’où vient Alma. Je les ai regardés pour mettre à distance la violence de ce qu’elle raconte, comme si voir son visage sur ces mots était déjà trop dur. J’ai remplacé les images violentes qui venaient dans mon esprit par celles, paisibles, du quartier d’où elle vient. Et j’ai pris conscience de ce besoin par ma main, en faisant le geste, en décidant de rester sur ces images. À l’inverse, il peut m’arriver de me dire que j’ai besoin de la voir, en particulier quand elle raconte des actes particulièrement odieux auxquels elle a participé, comme si je voulais lire sur son visage comment on peut en arriver à faire et à raconter des actes aussi horribles. Je reste sur elle, ou je m’éloigne un peu pour voir les illustrations mais je choisis et je suis consciente du choix que je fais.
Un web-documentaire est une expérience solitaire, conçue pour être vécue par une seule personne à la fois. On ne le projette pas en salle, sauf lors d’une démonstration. On ne le regarde pas à plusieurs en se partageant la souris pour décider où on va cliquer. Quand je regarde Alma, je vois mes réflexes de monteuse et aussi mes propres limites face à ce que je peux imaginer et supporter de ce que j’entends. Je comprends quelles réactions ce récit produit sur mon corps et mon esprit. De ce dispositif simple nait une véritable interactivité : je me documente sur la vie de cette femme mais j’expérimente aussi la place que j’ai envie d’avoir par rapport à ce qu’elle décrit. Je suis heureuse d’avoir découvert durant ce stage que l’interactivité pouvait être quelque chose d’aussi simple que ça : proposer à un internaute de chercher à se placer par rapport à un récit, de trouver par lui-même la distance à laquelle il souhaite se tenir. Et alors que je venais apprendre à faire des web-documentaires à l’arborescence touffue, à imaginer m’amuser pour rendre sur internet les labyrinthes de ma pensée, cette œuvre m’a suffisamment influencée pour que je me tourne, maintenant, vers des narrations multimédia beaucoup plus simples et qui travaillent sur la place de l’utilisateur par rapport aux images et aux sons qui lui sont proposés.